SAINT JOHN CHRYSOSTOM

Friday, 13 August 2010

LA BREBIS EGAREE

8 MISRA
EVANGILE DE LA DIVINE LITURGIE
MATTHIEU 18:10-20
EXPLICATION PAR SAINT JEAN CHRYSOSTOME

Prenez bien garde de ne mépriser aucun de ces petits; car je vous déclare que leurs anges voient sans cesse dans le ciel la face de mon Père qui est dans les cieux (10)". Il n’entend point par ce mot " de petits ", ceux qui sont tels en effet, mais seulement ceux qui passent pour "petits " dans le monde, c’est-à-dire les humbles, les pauvres et les inconnus qui sont d’ordinaire méprisés des hommes. Car comment pourrait-on appeler " petit " celui qui a la gloire d’être aimé de Dieu? Comment celui qui est plus grand que tout le monde, pourrait-il être appelé " petit" ? Ainsi il les appelle " petits", non parce qu’ils le sont en eux-mêmes, mais parce qu’ils le sont aux yeux des hommes. Il ne dit pas seulement qu’on ne les méprise pas en général, mais qu’on n’en méprise pas même " un seul ". Et en commandant ainsi de les honorer, il nous défend encore davantage contre les scandales. Car s’il nous est utile de fuir les méchants, il nous l’est aussi d’honorer les bons. Et nous tirons de là un double avantage: l’un de nous éloigner de ceux dont la compagnie ne nous pourrait être qu’une occasion de chute et de scandale; l’autre d’avoir de l’estime et de l’amour pour ceux dont la vie doit être la règle et l’exemple de la nôtre.

Jésus-Christ ajoute une autre raison, qui nous les doit rendre encore plus vénérables. " Car je vous déclare ", dit-il, " que leurs anges voient sans cesse dans le ciel la face de mon Père qui est dans les cieux". On voit par ces paroles que les saints et que tous les chrétiens ont des anges. L’Apôtre dit aussi " que la femme se doit voiler la tête à cause des " anges". (I Cor. II, 6; Deut. XXXII, 7.) Et Moïse régla les limites des nations selon le nombre des anges de Dieu. Mais ici Jésus-Christ ne parle pas seulement des anges, mais des anges les plus élevés. Car en disant " ils voient la face de mon Père", Jésus-Christ marque la liberté et la confiance avec laquelle ces anges s’approchent de la majesté de Dieu, et par conséquent la grande gloire dont ils jouissent. " Car le Fils de l’homme est venu sauver ce qui était perdu (11) ". Il ajoute encore ici une autre raison plus puissante que la première, et y joint une comparaison par laquelle il fait voir que son Père est dans la même volonté que le Fils. " Dites-moi, je vous prie, si un homme a cent brebis, et qu’une seule vienne à s’égarer, ne laisse-t-il pas les quatre-vingt-dix-neuf autres pour aller sur les montagnes chercher celle qui était égarée (12)? Et s’il arrive qu’il la trouve, je vous dis en vérité qu’il en reçoit plais de joie que des (468) quatre-vingt-dix-neuf qui ne se sont point égarées (13). Ainsi " votre Père qui est dans le ciel ne veut pas a qu’aucun de ces petits périsse (14) ". Considérez par combien de raisons Jésus-Christ nous exhorte à avoir de l’estime et du soin des moindres d’entre nos frères. Ne dites donc plus : ce pauvre homme est un serrurier; celui-ci un cordonnier, et celui-là un jardinier, et ainsi ce sont des gens de néant dont je ne fais pas grand compte. Voyez au contraire par combien de considérations Jésus-Christ veut que vous bannissiez ces pensées et que vous en preniez d’autres plus équitables et plus conformes à la foi, et que vous ayez égard même aux plus petits. Il prend un petit enfant, et le met au milieu de ses disciples. Il leur commande de devenir comme de petits enfants, et leur dit que quiconque en recevrait de tels en son nom, le recevrait lui-même: et que quiconque les scandaliserait, souffrirait d’épouvantables supplices. Il ne se contente pas de dire que ces auteurs de scandale seraient jetés dans la mer avec une meule attachée au cou. Il prononce encore un double malheur contre eux; et il nous commande de les couper et de les retrancher de nous, quand ils nous seraient ,aussi nécessaires que nos mains ou que nos yeux.

Il nous engage aussi à honorer ces petits par le respect que nous devons aux anges qui les gardent. Il nous y exhorte encore plus puissamment par ses propres souffrances, par ce qu’il a enduré pour eux: car en disant: " Le Fils de l’homme est venu pour sauver ce qui était perdu", il nous marque clairement sa croix. C’est dans cette même pensée que saint Paul nous défend de scandaliser notre frère " pour lequel Jésus-Christ est mort " - (Rom. IV, 15). Enfin il nous y exhorte par la raison que son Père céleste ne veut pas que ces petits périssent; et il se sert de sa comparaison familière d’un pasteur qui quitte ses brebis qui sont en sûreté pour aller chercher celle qui s’est égarée, et qui la trouvant en reçoit une extrême joie. Si Dieu donc se réjouit ainsi lorsqu’il retrouve un de ces petits " qui s’est égaré, comment osez-vous mépriser ceux que Dieu considère tant, vous qui devriez, à l’imitation de Jésus-Christ, donner, s’il était besoin, votre propre vie pour sauver le moindre d’entre eux?

5. Vous me direz peut-être que tout ce que je dis est véritable, mais que néanmoins il est difficile de considérer un homme qui n’a rien que de vil et de méprisable. C’est pour cela même que vous devez faire de plus grands efforts pour tâcher de le sauver. Le divin Pasteur quitte quatre-vingt-dix-neuf brebis pour, en aller chercher une seule qui s’est égarée, sans que le-soin de tant d’autres puisse lui faire négliger la perte de celle-ci. Saint Luc marque de plus qu’il rapporte cette brebis sur ses épaules, et qu’il y a une plus grande joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se convertit et fait pénitence, que pour quatre-vingt-dix-neuf justes. Le bon Pasteur ne pouvait pas mieux marquer le soin prodigieux qu’il a de cette brebis égarée que par l’abandon qu’il fait des autres, et par la joie qu’il éprouve après l’avoir retrouvée.

Ne négligeons donc jamais les petits et ceux qui nous paraissent méprisables, puisque c’est là proprement ce que nous a voulu apprendre Jésus-Christ, par ces instructions saintes que nous avons rapportées. Jésus-Christ réprime l’orgueil des esprits altiers en les menaçant de leur fermer l’entrée du royaume des cieux; s’ils ne deviennent comme de petits enfants, et en leur disant qu’il vaudrait mieux pour eux être jetés au fond de la mer, avec une meule de moulin attachée au cou. Et certes, c’est justement qu’il traitera ainsi les superbes, puisqu’il n’y a point de vice qui détruise tant la charité que l’orgueil.

En disant encore " qu’il est nécessaire qu’il arrive des scandales ", il nous rend attentifs sur nous-mêmes; et en disant: " Malheur à celui par qui viendra le scandale ", il nous avertit tous de prendre garde à ne point tomber dans ce malheur par notre faute et par le déréglement de notre conduite. Et il nous apprend à surmonter tous les obstacles de notre salut, en nous recommandant de retrancher de nous les personnes scandaleuses. Il nous défend aussi de mépriser les petits, non pas faiblement, mais avec une grande instance, en nous disant: " Prenez bien garde de ne point mépriser un de ces petits, parce que leurs anges voient toujours la face de mon Père qui est dans les cieux ". C’est pour eux, dit-il, que je suis venu, et la volonté de mon Père est qu’ils soient sauvés. Vous voyez par combien de considérations Jésus-Christ nous porte à avoir soin des faibles. Combien il craint qu’ils ne se perdent, de combien de supplices il menace ceux qui (469) les tromperont; combien de dons il promet à ceux qui auront soin d’eux; et combien il nous y engage par son exemple et par celui de son Père.

Imitons ce grand modèle, mes frères, et ne refusons jamais rien de ce qui regarde le service et le bien de ces petits. Que rien ne nous paraisse ou trop. bas ou trop difficile, lorsqu’il s’agit de les assister. Quand celui que nous servirions, serait vil et méprisable; quand ce qu’il désirerait de nous serait pénible; quand il faudrait monter sur les plus hautes montagnes; que tout nous paraisse léger, lorsqu’il s’agit du salut de notre frère. Son âme a été si précieuse aux yeux de Dieu, que, pour la sauver, il n’a pas épargné son Fils unique. C’est pourquoi je vous conjure qu’à l’avenir, lorsque vous sortez de chez vous le matin, vous n’ayez que ce but et que ce désir durant tout le jour, de trouver l’occasion de tirer votre frère de quelque péril. Je ne parle pas seulement des périls du corps qui sont visibles à tous les yeu. J’ai peine, même à les appeler périls; je parle d’autres périls bien plus dangereux, où les tentations du démon engagent les âmes. Si les marchands traversent les terres et les mers pour s’enrichir de plus en plus, si les artisans se tuent pour ajouter quelque chose au peu de bien qu’ils ont; comment pouvons-nous être si lâches que de nous contenter de nous sauver seuls, puisque nous hasardons notre propre salut, si nous n’avons point soin de celui des autres? Ainsi, dans un combat celui qui ne pense qu’à se sauver en fuyant, se perd lui-même avant de perdre les siens; mais celui qui combat hardiment pour tirer ses compagnons du péril, se sauve lui-même en les sauvant.

Puis donc que cette vie est une guerre continuelle, et que nous sommes toujours en présence des ennemis, combattons comme notre roi et notre chef nous le commande. Ne craignons ni le travail, ni les blessures, ni la mort. Conspirons tous à nous défendre et à nous sauver tous ensemble; et que notre magnanimité anime les plus hardis, et donne du coeur aux plus lâches. Car plusieurs d’entre nos frères ont reçu des plaies mortelles dans ce combat; ils sont couverts de leur propre sang, et il n’y a personne qui se mette en peine de les guérir. Ni les laïques, ni les prêtres, ni les prélats, ni les amis, ni les frères ne sont touchés de ces maux. Chacun ne pense qu’à ce qui le touche, et il se nuit en cela même qu’il ne pense qu’à lui seul. Rien ne nous donne tant de confiance auprès de Dieu, rien ne nous rend plus agréables à ses yeux, que de ne point chercher nos intérêts propres. D’où vient, pensez-vous, que nous sommes si faibles, et que nous succombons si aisément sous les efforts des hommes ou des démons; sinon de ce que nous ne sommes attachés qu’à nous-mêmes, et que nous ne travaillons point à nous défendre et à nous secourir les uns les autres? Nous n’aimons jamais de cet amour qui naît de Dieu et qui tend à Dieu, mais nous cherchons des sujets d’aimer les hommes ou dans la liaison du sang, ou dans l’amitié humaine, ou dans les rapports de voisinage, sans être conduits par cette charité divine, qui devrait être toute la source et le principe de notre amour. De là vient que c’est d’ordinaire le hasard ou notre fantaisie et non pas la religion et la piété qui sont la règle de nos amitiés, et que nous préférons souvent dans ce choix les Juifs et les païens même à ceux qui sont comme nous les enfants de l’Eglise.

6. On croit souvent justifier une affection si irrégulière en disant qu’il y a des chrétiens fâcheux et insupportables, et des païens au contraire d’une conversation agréable et d’une humeur douce. Mais comment osez-vous appeler votre frère fâcheux et insupportable, lorsque Jésus-Christ même vous défend de lui dire une parole qui témoigne la moindre impatience? Vous ne rougissez point d’avoir ces sentiments touchant votre frère, et d’en parler de la sorte à tout le monde, lui qui est à Jésus-Christ ce que vous lui êtes; qui est membre de ce chef que vous adorez ; qui a été régénéré comme vous dans le sein de la même Eglise, et qui est nourri avec vous du même pain du ciel à la même table. Si la nature vous avait donné un frère, vous vous croiriez obligé de l’assister, quand même il serait couvert de crimes, et si vous le voyiez dans l’infamie, vous croiriez-avoir part à son déshonneur. Et quand Dieu vous en a donné, vous le décriez vous-même, bien loin de le défendre contre ceux qui le déshonorent. C’est un homme insupportable, dites-vous. C’est pour le guérir de cette mauvaise humeur que Dieu veut que vous l’aimiez, afin que vous tâchiez de lui inspirer de la douceur. Quand je lui parlerais, me dites-vous, je suis certain qu’il ne (470) m’écouterait pas. D’où le savez-vous? L’avez-vous essayé souvent? Oui, dites-vous: je l’ai fait une ou deux fois. Quoi, vous appelez cela souvent ? Quand vous n’auriez point eu d’autre application que celle-là durant toute votre vie, voue ne devriez pas vous rebuter. Ne voyez-vous pas combien de fois Dieu nous avertit lui-même par ses prophètes, par ses apôtres et par ses évangélistes? Cependant, croyez-vous que nous ayons bien reçu tous ces avis, et que nous les ayons suivis comme nous devions? Dieu, a-t-il cessé pour cela de nous avertir? Est-il demeuré dans le silence? Ne nous dit-il pas encore tous les jours: "Vous ne pouvez servir tout ensemble .Dieu et l’argent " ? (Matth. VI, 24.) Cependant l’avarice règne partout, et croît tous les jours. Dieu ne nous crie-t-il pas tous les jours : " Remettez et on vous remettra (Luc, VII, 40) "? et nous devenons tous les jours plus inhumains envers nos frères. Dieu ne nous exhorte-t-il pas sans cesse à la chasteté et à la continence? et néanmoins, combien en voit-on qui se plongent comme des pourceaux dans les infamies les plus détestables? Cependant, Dieu ne cesse point de nous instruire et de nous reprendre, quoique nous soyons si intraitables et indociles.

Que ne nous réglons-nous sur ce modèle, et que ne nous disons-nous à nous-mêmes : Hélas! Dieu nous parle continuellement. Il ne se lasse point de nous exhorter. Il ne se rebute jamais, quoique nous fassions un si mauvais usage de ses avis. Que ne l’imitons-nous donc en nous conduisant envers nos frères comme il se conduit envers nous? C’est cette dureté que nous témoignons pour eux, qui a fait dire à Jésus-Christ: " Qu’il y en aura peu de sauvés ". Car, s’il ne nous suffit pas pour être sauvés d’avoir de la vertu, et s’il faut encore que nous brûlions de zèle pour l’avancement des autres, que devons-nous attendre un jour, nous qui ne pensons ni à notre propre salut, ni à celui de nos frères? Quelle espérance nous peut-il rester?

Mais pourquoi me plaindre ici de l’indifférence que vous témoignez pour le salut de tous les hommes, puisque vous êtes si insensibles à celui des personnes mêmes avec qui vous vivez, à celui de votre femmes de vos enfants et de, vos domestiques? Nous quittons ces soins de charité pour nous embarrasser en d’autres pleins de vanité et d’inquiétude. Nous nous occupons de pensées extravagantes et chimériques; comme ceux dont le vin a étouffé la raison. Interrogez-vous vous-mêmes, et vous verrez que vous pensez ou à multiplier le nombre de vos valets, ou à mieux régler le service qu’ils vous rendent, ou à acquérir plus de bien à vos enfants, ou à rechercher des habillements plus magnifiques pour votre femme. Ainsi, ce n’est pas d’eux proprement que vous avez soin, mais de ce qui les environne. Vous ne vous mettez pas en peine que votre femme ait de la piété, mais qu’elle ait de quoi se parer, ni que vos enfants soient bien élevés, mais qu’ils soient bien riches.

Vous ressemblez à quelqu’un qui, voyant une maison parfaitement bien ornée, mais dont les murailles tomberaient en ruine, ne penserait point à les relever, mais seulement à y faire des embellissements au dehors: ou à un malade qui ayant le corps abattu de langueur, au lieu de penser à se guérir, ne serait occupé que du soin de se faire faire des habits superbes : ou à une femme qui, se voyant près de la mort, ne penserait point à s’en retirer, mais seulement à avoir des servantes bien parées et de beaux ameublements. C’est ainsi que nous nous conduisons à l’égard de notre âme. Nous ne sommes point touchés de ses misères et de ses langueurs. Nous la voyons sans douleur en proie à la colère, aux emportements, aux passions furieuses, à la .médisance, à la vaine gloire, aux révoltes intérieures, enfin à une infinité de bêtes cruelles qui la dévorent. Nous souffrons sans peine qu’elle soit tyrannisée par tant d’ennemis, pendant que nous ne pensons qu’à avoir de belles maisons, et un grand nombre de gens qui nous servent.

S’il arrivait qu’un ours ou qu’un lion rompît ses chaînes et sortît du lieu où on le garde, nous fermerions aussitôt toutes nos maisons pour n’être point exposés à la rage de ces bêtes. Et maintenant lorsque nos passions et nos pensées criminelles, comme autant de bêtes farouches, déchirent cruellement notre âme, nous, nous laissons dévorer non-seulement sans nous plaindre, mais avec joie. Toutes ces bêtes qui peuvent tuer les hommes sont enfermées avec grand soin, ou dans les déserts, ou dans la ville, en des lieux très-sûrs, de peur qu’en s’échappant, elles ne fassent du désordre jusque dans les tribunaux des juges et dans les palais des rois: et nous souffrons que tant de bêtes cruelles renversent tout dans notre âme, où Dieu même rend ses jugements et ses (471) oracles, et où il est assis comme sur son trône. De là vient que tout est en désordre au dedans de nous, et que ce trouble du dedans passe au dehors. Nous sommes semblables à une ville surprise par des barbares; ou à de petits oiseaux qui, voyant un dragon entrer dans leur nid sont frappés d’épouvante et font des efforts inutiles pour voler.

7. C’est pourquoi je vous conjure, mes frères, de penser à vous. Armons-nous contre ce dragon infernal. Prenons " l’épée de l’esprit " dont parle saint Paul, pour chasser ces pensées honteuses, qui, comme des bêtes cruelles se lancent dans notre âme pour la dévorer. Eloignons de nous le malheur dont Dieu menace la Judée par son Prophète; " Les onocentaures ", dit-il, " les hérissons et les dragons s’assembleront dans ces lieux et y sauteront ", (Isa., XIII, 21.) Il y a des hommes qui sont bien plus méchants que ces onocentaures, qui ne pensent qu’à danser et à courir çà et là dans le monde comme les bêtes sauvages dans les déserts, et c’est ainsi que vivent la plupart des jeunes gens. Ils ne sont retenus ni par la crainte ni par la raison; ils suivent aveuglément l’ardeur et l’impétuosité de leurs passions, et n’ayant tien d’honnête qui les occupe, ils appliquent, tout leur esprit à faire le mal.

Les pères sont les premières causes de ces désordres, parce qu’ils négligent l’éducation de leurs enfants; Quand ils ont de jeunes chevaux, ils ont grand soin qu’on emploie tout l’art possible pour les dresser. Ils appréhendent fort qu’ils ne deviennent vicieux, et ils veulent qu’on les accoutume de bonne heure au frein et à l’éperon, afin qu’étant prêts au moindre mouvement, ils répondent à tout ce que l’on demande d’eux. Et cependant ils n’ont pas pour leurs enfants le même soin qu’ils ont pour ces bêtes. Ils souffrent que, sans frein, sans loi et sans retenue, ils courent où la fougue de leurs passions les emporte, ou dans les maisons de jeu, ou aux spectacles, ou dans les lieux détestables que la pudeur ne permet pas de nommer, Les pères amuraient pu empêcher ces désordres en choisissant de bonne heure à leurs enfants une femme modeste, et prudente, qui aurait su gagner leur esprit, et qui aurait arrêté la licence de leurs passions par le lien et par l’honnêteté du mariage. Ce débordement de la jeunesse, qui est si grand aujourd’hui, est la source des adultères et de toutes les débauches. Si un jeune homme épousait de bonne heure une jeune fille chaste et prudente, il s’occuperait dans le gouvernement de sa famille, et il aurait soin de sa réputation et de son honneur.

Mais mon fils est tout jeune, me dites-vous, l’engagerai-je sitôt dans le mariage? Je vois cette nécessité et je la déplore. Si Isaac autrefois demeura vierge jusqu’à quarante ans, et ne s’est marié qu’à cet âge (Gen. XXV, 20), il serait bien plus raisonnable d’imiter une conduite si pure dans la loi de grâce. Mais vous nous mettez dans l’impuissance de vous donner ce conseil. Vous abandonnez d’abord vos enfants, et après qu’ils se sont plongés dans le vice et dans toutes sortes d’infamies, vous les mariez, ne considérant pas que le principal point du mariage, c’est d’y entrer avec un corps chaste. Car à moins de cela, quel avantage en tirera-t-on? Mais vous faites tout le contraire, et vous ne mariez vos enfants qu’après qu’ils se sont corrompus de toutes manières, c’est-à-dire lorsque le mariage leur est devenu inutile, J’attends, dites-vous, qu’il ait acquis dans le monde du mérite et de l’honneur, et après cela je le marierai. Ainsi, vous avez grand soin de ses avantages temporels, mais vous n’avez pour son âme que du mépris et qu’une cruelle indifférence.

Voilà la source de tous les désordres et de tous les maux, de ne faire aucune estime du salut de son âme, de la laisser dans l’abandon comme une chose de vil prix, de négliger le principal pour ne s’occuper que de l’accessoire. Ne savez-vous pas que le plus grand trésor que vous puissiez laisser à votre fils, c’est la pureté de son corps? Avons-nous rien de si précieux que notre âme? " Quel avantage ", dit Jésus-Christ, " retirera l’homme de gagner tout le monde s’il perdait son âme "? (Matth. XVI, 26.) Mais l’avarice aujourd’hui renverse tout. C’est un tyran qui domine dans le coeur des hommes comme dans sa forteresse, et qui en bannit la crainte de Dieu. De là vient que nous négligeons et notre salut et celui de nos enfants. Nous ne nous mettons en peine que d’amasser et de leur laisser beaucoup de bien, afin qu’ils le laissent aussi à leurs enfants, et ceux-là à d’autres. Ainsi, nous travaillons plutôt afin que d’autres possèdent notre bien, qu’à le posséder nous-mêmes.

Nous traitons nos enfants encore plus mal que nos esclaves; car nous corrigeons ceux-ci, et nous négligeons nos enfants, comme s’ils nous étaient plus indifférents que ceux qui ne (472) nous ont coûté qu’un peu d’argent. Mais c’est trop peu dire, au-dessous de nos esclaves:

nous les rabaissons même au-dessous des bêtes, au-dessous des ânes et des chevaux. Si vous choisissez un cocher, un valet d’écurie, vous prenez garde qu’il ne soit pas sujet au vin, qu’il ne soit pas voleur, et qu’il sache bien panser et bien conduire des chevaux. Et si vous voulez donner à vos enfants un précepteur pour les for,mer et pour les conduire, vous ne vous mettez point en peine de ce choix. Le premier qui se présente vous convient. Et cependant il n’y a point d’emploi, ni plus grand, ni plus difficile que celui-là; car qu’y a-t-il de plus important que de former l’esprit et le coeur, et de régler route la conduite d’un jeune homme? On estime un grand peintre et un grand sculpteur; mais qu’est-ce que leur art au prix de l’excellence de celui qui travaille, non sur la toile ou sur le marbre, mais sur les esprits? Cependant, nous- négligeons toutes ces choses. Nous ne nous mettons pas en peine de rendre nos enfants chrétiens, mais éloquents. Et ce désir même est intéressé. Car la fin que nous nous proposons, n’est pas simplement qu’ils soient éloquents, mais qu’ils s’enrichissent par leur éloquence. Que s’ils pouvaient devenir riches sans être éloquents, nous mépriserions aussi bien l’éloquence que tout le reste.

Considérez donc combien est grande la tyrannie de l’avarice; comme elle corrompt tout, comme elle renverse, tout, et comme elle domine les hommes; qu’elle rabaisse, non-seulement au rang des esclaves, mais des bêtes mêmes. Nous vous l’avons dépeinte telle qu’elle est. Nous avons bien dit des choses contre elle; niais quel avantage en tirerons-nous? Nous la combattons par des paroles, et elle nous combat par des actions. Nous ne cesserons point néanmoins de la décrier et de vous en donner de l’horreur. Si nous sommes assez heureux pour gagner quelque chose par nos exhortations, nous nous sauverons en vous sauvant. Que si nos remontrances vous sont inutiles, nous nous serons au moins acquittés de notre devoir. Je conjure la miséricorde infinie de Dieu de vous délivrer d’une maladie si dangereuse, et de nous donner sujet de nous glorifier des règlements de votre vie, par la grâce de Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, dans tous les siècles dés siècles. Ainsi soit-il. (473)










HOMÉLIE LX
" QUE SI VOTRE FRÈRE A PÉCHÉ CONTRE VOUS, ALLEZ LE REPRENDRE EN PARTICULIER ENTRE VOUS ET LUI S’IL VOUS ÉCOUTE, VOUS AUREZ GAGNÉ VOTRE FRÈRE ". (CHAP. XVIII, 15, JUSQU’AU VERSET 21.)

ANALYSE

1. Quand on reprend son prochain de ses torts, il faut le faire en secret.

2. Un mot en passant contre les usuriers.

3. Des amitiés chrétiennes. — Qu’elles doivent être pures de tout intérêt. — Que les amitiés du monde ne peuvent être solides. — De la fermeté des amis chrétiens. — Belle description de la charité. — Que Jésus-Christ nous en a donné le modèle.



1. Comme Jésus-Christ avait parlé avec force contre ceux qui scandalisent leurs frères, et qu’il avait lancé contre eux de terribles menaces, il empêche ici maintenant que ceux que l’on scandalise et qui croiraient que toute la faute retomberait sur les auteurs du scandale, ne tombent dans un autre mal, et qu’ils ne glissent à l’orgueil, en prétendant que c’est (473) à leurs frères à réparer l’injure qu’ils leur ont faite. Considérez donc comment Jésus-Christ les rabaisse en leur commandant de ne reprendre leur frère qu’en particulier, de peur que, s’il se voyait accusé en présence de plusieurs témoins, cet outrage ne lui parut insupportable, et qu’ en dépit qu’il en aurait ne l’empêchât de reconnaître sa faute. C’est pourquoi Jésus-Christ dit ; " Reprenez-le, mais seul à seul".

" Et s’il vous écoute, vous avez, gagné votre frère ". Que veut dire cette parole : " Et s’il vous écoute "? c’est-à-dire, s’il se condamne lui-même, et s’il reconnaît qu’il a eu tort, " vous aurez gagné votre frère ". Il ne dit pas, vous aurez reçu une satisfaction entière; mais, " vous aurez gagné votre frère " montrant par ce mot de "gagner ", que la perte que causait cette inimitié était commune à l’un et à l’autre. Il ne dit pas : votre frère se gagnera lui seul; mais " vous gagnez votre frère " pour faire voir, comme je l’ai dit, qu’ils avaient fait tous deux auparavant une grande perte: l’un, de son frère, et l’autre, de son propre salut.

Jésus-Christ nous adonné le même avis dans son sermon sur la montagne. Il n’y a que cette différence, que là c’est celui qui a fait l’offense qu’il envoie à celui qu’il a offensé : " Si lorsque vous présentez votre don à l’autel ", dit-il, " vous vous souvenez que votre frère a quelque sujet de se plaindre de vous, laissez là votre don à l’autel, et allez vous réconcilier auparavant à votre frère "(Matt. V, 23); et qu’ici, au contraire, c’est à celui qui a reçu le tort qu’il commande de pardonner à celui qui l’a offensé. Car il nous a appris à dire : " Remettez nous nos dettes comme nous les " remettons à ceux qui nous doivent ". Mais il se sert ici d’un autre moyen. Il n’oblige plus seulement celui qui a offensé son frère de l’al1er trouver; mais il veut que celui-là même qui a reçu l’injure aille trouver celui qui la lui a faite. Car, comme celui qui a fait outrage à un autre n’est pas d’ordinaire si disposé à l’aller trouver, à cause de la honte et de la confusion qu’il a de sa faute, Jésus-Christ veut que ce soit l’autre qui le prévienne, et qui lui parle le premier, non d’une manière indifférente, mais dans le désir sincère de l’aider à réparer cette faute. Il ne dit pas : faites-lui de grands reproches, punissez-le, vengez-vous vous-même; mais seulement " reprenez-le ".

Comme sa colère l’aveugle, et que la con fusion qu’il en a est comme une ivresse qui le tient dans un assoupissement mortel, il faut que vous, qui êtes pain, alliez trouver le malade, et que, par cette réprimande douce et secrète, vous lui facilitiez le moyen de se guérir. Car, ce que Jésus-Christ entend ici par ce mot: "reprenez-le ", ne peut dire autre chose, sinon:

représentez-lui sa faute, et faites-lui comprendre le mal qu’il vous a fait. Ainsi, en l’accusant même, vous le défendrez en quelque sorte. Vous le servirez, et vous l’inviterez à se réconcilier, parfaitement avec vous.

Mais que ferai-je, me direz-vous, s’il demeure inflexible et opiniâtre? Jésus-Christ vous répond à cela : "S’il ne vous écoute point, prenez encore avec vous une ou deux personnes, afin que tout ce que vous ferez "soit autorisé par la présence de deux ou trois témoins (46) ". Plus votre frère témoigne d’opiniâtreté et d’endurcissement dans le mal, plus vous devez travai1ler à le guérir, et non vous irriter contre lui et le regarder comme une personne insupportable. Lorsqu’un médecin voit un malade pressé d’un mal intérieur et très-violent, il ne se décourage pas, il ne s’impatiente pas; mais il s’applique seulement avec plus de soin à le guérir. C’est ainsi que Jésus-Christ nous commande de nous, conduire. Si vous êtes trop faible étant seul, prenez du secours, appelez un ou deux autres témoins. Car deux témoins suffisent pour convaincre votre frère de son péché.

Ainsi vous voyez partout, mes frères, que Jésus-Christ considère autant le bien de celui qui ,a fait l’offense, que de celui qui l’a reçue. Et en effet, celui qui a le plus perdu dans cette rencontre, et qui est véritablement offensé, c’est celui qui a succombé à sa colère pour offenser l’autre. C’est celui-là qui est véritablement malade, et qui est réduit à une langueur et à une faiblesse extrême. C’est pourquoi vous voyez que Jésus-Christ commande avec soin à celui qui est exempt de cette maladie, d’aller trouver le malade, tantôt lui seul, tantôt avec un ou deux témoins : et si le malade demeure toujours inflexible, il veut que toute l’Eglise vienne à son secours.

" Que s’il ne les écoute point, dites-le à "l’Eglise (17) ". Si Jésus-Christ n’avait pensé qu’aux intérêts de celui qui a reçu l’offense, il ne nous aurait pas commandé de pardonner (474) jusqu’à soixante-dix fois sept fois à celui qui témoignerait avoir regret de nous avoir offensé: et il ne commanderait pas ici qu’on employât tant de personnes pour tâcher de le faire rentrer en lui-même. Il ne nous ordonne rien de pareil à l’égard des païens et des infidèles qui sont hors de 1’Eglise. Il se contente de nous dire: " Si quelqu’un vous frappe sur une joue, tendez-lui l’autre "; sans nous commander ensuite de les aller avertir de leur injustice, comme il fait ici. Saint Paul dit la même chose. Car parlant des infidèles, il dit: " Pourquoi entreprendrai -je de juger ceux qui sont hors de l’Eglise "? (I Cor. V, 12.) Mais il veut en même temps que nous agissions autrement à l’égard de nos frères

Il veut que nous. leur représentions leur faute, afin qu’ils aient du regret de l’avoir faite. Il veut que nous les retranchions d’avec nous s’ils demeurent incorrigibles, afin que ce retranchement leur donna lieu de reconnaître enfin le mal qu’ils ont fait.

C’est ce que Jésus-Christ nous oblige ici de faire à l’égard de nos frères. Il établit comme trois maîtres et trois juges, pour faire comprendre à celui qui a fait l’outrage, dans quels excès il est tombé, lorsqu’il s’est laissé emporter et comme enivrer par sa passion. Après que la colère l’a porté à dire et à faire beaucoup de choses impertinentes et déraisonnables, Jésus-Christ veut qu’on l’en fasse ressouvenir: comme on raconte à ceux qui se sont enivrés les extravagances et les folies que les vapeurs du vin leur ont fait dire. La colère et le péché sont une ivresse très-véritable. Elles renversent la raison plus que le vin, et elles jettent l’âme dans des extravagances bien plus dangereuses.

Qui fut plus sage autrefois que le prophète David? (II Rois, XII, 1.) Cependant il pécha, et il ne sut pas qu’il péchait. Sa passion enivra en quelque sorte toute sa raison, et remplit son âme comme d’une épaisse fumée. C’est pourquoi il eut besoin qu’un prophète vint éclairer ses ténèbres, et que la lumière de sa parole lui fît voir quel était le crime qu’il avait commis. C’est dans ce même dessein que Jésus-Christ oblige l’offensé d’aller trouver l’offenseur, afin de l’avertir des excès où il s’est laissé emporter.

2. Mais pourquoi veut-il que ce soit celui-là même qui a reçu l’offense, et non un autre qui s’aille plaindre à celui qui la lui a faite?

Il le fait parce que celui qui est coupable est plus disposé à recevoir avis de celui même qu’il a maltraité, principalement lorsqu’il le reprend seul et sans témoin. Bien n’est si capable de le toucher ni de le faire rentrer en lui-même, que de voir que celui qui semblerait ne devoir penser qu’à se venger de son injustice, ne te met en peine au contraire que de son salut. Vous voyez donc, mes frères, que tout ce que Jésus-Christ ordonne en cette occasion à celui qui a été offensé, ne tend qu’à sauver, et non à punir son frère. C’est pour ce sujet qu’il ne veut pas que d’abord il mène avec lui deux autres témoins, mais seulement après qu’il aura seul tenté inutilement de le guérir; il ne veut pas non plus qu’après qu’il a été rebuté lorsqu’il était seul, il mène tout d’un coup avec lui un grand nombre de personnes, mais seulement une ou deux. Que s’il rejette encore, leurs remontrances, il ordonne alors qu’on en avertisse 1’Eglise. C’est ainsi que Jésus-Christ nous apprend avec quelle sagesse nous devons éviter d’insulter au péché de notre frère.

Mais que veulent dire ces paroles: " Afin que tout ce que vous ferez soit autorisé par la présence de deux ou trois témoins ", c’est-à-dire afin que vous ayez un suffisant témoignage que vous avez fait de votre côté tout ce que vous deviez faire, et que vous n’avez rien omis de ce qui était de votre devoir. " Que s’il ne les écoute point", dit Jésus-Christ, " dites-le à l’Eglise ", c’est-à-dire à ceux qui la conduisent. " Et s’il n’écoute pas l’Eglise même, qu’il soit à votre égard comme un païen et un publicain (47) ". Car il sera évident que sa maladie est incurable. Considérez ici que Jésus-Christ propose partout les publicains comme les derniers des hommes, Nous avons déjà vu qu’il a dit : " Les pécheurs et les publicains ne sont-ils pas la même chose " (Matth. V, 45.) Et ailleurs: " Les publicains et les femmes prostituées vous devanceront au royaume de Dieu (Matth. XXI, 31) "; c’est-à-dire, les personnes les plus criminelles et les plus désespérées. Ecoutez ceci, vous qui cherchez sans cesse à trafiquer de vos injustices et à ajouter tous les jours usure sur usure. D’où vient que Jésus-Christ met ici celui qui a fait violence à son frère au rang des publicains, c’est-à-dire des pécheurs désespérés, sinon pour adoucir d’un côté celui qui a souffert l’injustice, et pour épouvanter au contraire celui qui (475) l’a faite? Et afin que vous ne croyiez pas qu’il ne soit puni que de cette sorte, il ajoute aussitôt:

" Je vous dis en vérité que tout ce que vous " lierez sur la terre sera lié dans le ciel, et que " tout ce que vous délierez sur la terre sera "délié dans le ciel (48)". Il ne dit point à l’évêque de cette Eglise : Liez cet homme, mais seulement : " Si vous le liez ". Il laisse cela à la volonté de celui qui a reçu l’offense. Mais ce qui sera lié le demeurera toujours. Cet homme sera condamné aux plus grands supplices, et ce ne sera point celui qui l’a déféré à l’Eglise qui en sera cause, mais cette opiniâtreté qui l’a rendu inflexible dans le mal. Jésus-Christ le menace d’une double punition, des jugements de l’Eglise et des tourments de l’enfer; et il le menace des premiers, afin qu’il évite les seconds. Il veut qu’on lui fasse craindre d’être retranché de la compagnie des fidèles et d’être lié sur la terre et dans le ciel, afin que la frayeur l’adoucisse et le fasse rentrer en lui-même. Car s’il n’a point été ébranlé jusque-là, il est difficile néanmoins que cette multitude de jugements ne l’effraie et qu’elle n’arrête enfin les emportements de sa colère. C’est pourquoi Jésus-Christ établit trois différents jugements qui se succèdent l’un à l’autre. Il ne veut pas retrancher d’abord ce criminel de son Eglise. Après le premier jugement il veut voir si le second ne l’ébranlera pas, et après que le second lui a été inutile, il veut l’épouvanter par le troisième. S’il s’opiniâtre contre tous ces remèdes, il lui représente enfin l’état où il sera lorsqu’il tombera entre les mains de Dieu même, et le supplice qu’il en doit attendre.

" Je vous dis encore que si deux d’entre vous s’unissent ensemble sur la terre, quoi que ce soit qu’ils demandent, ils l’obtiendront de mon Père qui est dans le ciel (19). " Car là où deux ou trois sont réunis en mon " nom, je me trouve au milieu d’eux (20) ". Jésus-Christ se sert maintenant d’un autre moyen pour étouffer toutes les querelles et toutes 1es inimitiés entre les chrétiens. Il n’use plus de menaces pour les porter à la charité, mais il les exhorte par les grands biens qui doivent naître de l’union parfaite qu’ils auront entre eux. Après avoir montré d’un côté jusqu’où doit aller sa sévérité dans la punition des esprits opiniâtres, il montre de l’autre combien il sera magnifique à récompenser ceux qui vivront dans une grande union avec leurs frères, puisqu’ils obtiendront ainsi de Dieu tout ce qu’ils lui demanderont, et qu’ils posséderont Jésus-Christ au milieu d’eux.

Vous me demandez s’il se trouve quelquefois deux personnes qui s’accordent ensemble? Je vous réponds que je crois qu’il s’en trouve assez souvent et en beaucoup de lieux. D’où vient donc, dites-vous, que contre la promesse que nous fait Jésus-Christ, elles ne reçoivent pas de Dieu tout ce qu’elles lui demandent dans leurs prières? C’est parce qu’il y a d’autres choses qui empêchent que Dieu ne leur accorde ce qu’elles lui demandent. Car ou elles demandent des choses qui ne leur seraient pas utiles, et il ne se faut pas étonner alors que Dieu ne les exauce pas, puisqu’il n’écouta pas même saint Paul, lorsqu’il lui dit:

"Ma grâce vous suffit, parce que ma force se perfectionne dans l’infirmité ". (II Cor. XII, 9.) Ou bien ces personnes sont indignes que Dieu les écoute, en ne contribuant en rien de leur côté à faire en sorte qu’il les exauce. Car il ne fait ici cette promesse qu’à ses apôtres et à ceux qui devaient les imiter: " Si deux d’entre vous ", dit-il, c’est-à-dire " d’entre vous "qui vivez dans ma crainte et qui pratiquez les règles de mon Evangile. Ou bien ces mêmes personnes désirent de Dieu qu’il les venge de leurs ennemis, ce qu’il défend par un commandement contraire : " Priez ", dit-il, "pour " vos ennemis ". Ou bien encore, sans avoir fait pénitence de leurs péchés, elles demandent miséricorde; ce qu’il leur est impossible d’obtenir en cet état, non-seulement quand elles la demanderaient elles-mêmes, mais quand même quelque autre, qui serait aimé particulièrement de Dieu, la demanderait aussi pour elles. C’est ainsi que Dieu dit à Jérémie qui priait pour les Juifs : " Ne me priez point pour ce peuple parce que je ne vous exaucerai point ". Que si au contraire toutes ces circonstances se trouvent dans votre prière: si vous ne demandez que des choses utiles, si vous réglez votre vie autant que vous le pouvez, selon les règles que je vous donne, si vous vivez dans l’union et dans la charité avec vos frères, vous obtiendrez de Dieu tout ce que vous lui demanderez. Car le Dieu que vous adorez est un Dieu plein de bonté pour les hommes

3. Mais, après avoir dit ce qu’on recevrait de son Père, il montre aussitôt que ce serait aussi lui qui accorderait cette grâce avec son Père, (476) lorsqu’il ajoute : " Là où deux ou trois seront "réunis en mon nom, je me trouverai au milieu d’eux ". Vous vous imaginez peut-être qu’il est aisé de trouver ainsi des âmes unies au nom de Jésus-Christ. Mais je vous dis au contraire que cela ne se rencontre que très-rarement. Jésus-Christ promet qu’il se trouvera au milieu de ceux qui sont unis ensemble, non d’une union humaine et extérieure; mais intérieure et divine. C’est comme s’il nous disait: Lorsque deux ou trois se lient ensemble je serai au milieu d’eux, pourvu que d’ailleurs ils aient de la piété et de la vertu, et que je sois le seul fondement de leur liaison. Mais nous voyons aujourd’hui dans la plupart des hommes des amitiés bien différentes, et qui ont un autre principe. Les uns aiment parce qu’on les aime; les autres parce qu’on les honore, les autres parce qu’on leur est utile et pour d’autres sujets semblables. On ne s’entraîne que par des intérêts tout séculiers, et l’on a peine à trouver des amitiés véritables fondées en Jésus-Christ et formées pour Jésus-Christ.

Ce n’est pas ainsi que l’apôtre saint Paul aimait ses amis; son amour brûlant ne respirait que Jésus-Christ. Et quoiqu’il ne vît pas dans ceux qu’il aimait une correspondance de charité, il ne les en aimait pas moins, parce que son affection avait jeté de si profondes racines dans son coeur, que rien ne la pouvait ébranler. Mais, hélas! on ne s’aime plus de cette manière. Si l’on considère bien aujourd’hui les amitiés des chrétiens, on trouvera que l’origine en est entièrement différente de celle de ce grand apôtre. Je ne veux que vos coeurs pour témoins de ce que je dis. Si je les pouvais sonder, je vous ferais voir que dans cette grande multitude, presque toutes vos amitiés ne sont établies que sur des intérêts bas, et ne s’entretiennent que par le commerce des nécessités de la vie.

Mais, sans entrer dans cette discussion, vous reconnaîtrez ceci sans peine, si. vous voulez examiner les sujets différents qui causent des divisions parmi vous, et qui vous rendent ennemis les uns des autres. Car lorsque l’amitié n’est fondée que sur des avantages humains et passagers, elle ne peut être ardente ni perpétuelle. Elle s’évanouit au moindre mépris, au moindre intérêt, à la moindre jalousie, parce qu’elle n’est point attachée à l’âme par cette racine céleste qui seule soutient nos amitiés et qui les rend fermes et inébranlables,. Rien d’humain et de terrestre ne peut rompre un lien qui est tout spirituel. La charité qu’on se porte réciproquement en Jésus-Christ est solide, elle est constante, elle est invincible. Elle ne s’altère ni par les soupçons, ni par les calomnies, ni par les dangers, ni par la mort même. On verrait mille périls sans s’en étonner. Celui qui n’aime que parce qu’on l’aime, cesse d’aimer aussitôt qu’il reçoit quelque mécontentement de son ami. Mais ici cela n’arrive jamais, parce que, selon saint Paul, " la charité ne périt point ". Car quel prétexte pourriez-vous alléguer pour avoir laissé périr la vôtre? Direz-vous que votre ami ne vous a rendu que des mépris pour des déférences, et des injures pour de bons offices? Direz-vous qu’il a voulu vous ôter la vie? Si votre amitié a Jésus-Christ pour objet, c’est cela même qui l’affermira. Tout ce qui ruine les amitiés humaines, redouble et fortifie les amitiés chrétiennes. Vous’ me demandez comment cela se peut faire? C’est parce que l’ingratitude de votre ami vous devient le sujet d’une récompense infinie : et que plus il a d’aversion pour vous, plus vous devez être touché de compassion pour le secourir dans un si grand besoin, et pour lui procurer des remèdes dans un si grand mal.

Il est donc clair que celui qui aime véritablement dans la seule vue de Jésus-Christ, ne cherche dans son ami, ni la noblesse, ni les dignités, ni les richesses, non pas même amour pour amour, mais qu’il aime sans intérêt, sans interruption , sans refroidissement, quand même son ami lui manquerait de foi, quand il deviendrait son ennemi, quand il aurait résolu de le perdre. Jésus-Christ seul qu’il aime dans son ami soutient tout, supplée à tout et suffit pour tout. Tant que celui qui aime regarde Jésus-Christ, son amitié demeure ferme, incorruptible et inébranlable. C’est lui qui nous a donné le modèle de cette amitié toute divine. C’est lui qui a aimé des ennemis, des insolents, des blasphémateurs, des persécuteurs, des furieux qui le haïssaient à mort, qui ne pouvaient seulement souffrir de le voir, qui étaient prêts à tout moment à courir aux pierres pour le lapider, et qui les a aimés de cette charité la plus haute et la plus sublime qui va jusqu’à donner sa vie pour ceux qu’on aime. Après même qu’ils l’ont crucifié, il les aime encore. Leur rage s’est épuisée contre (477) Lui, mais sa charité ne s’épuise point. Il les veut guérir; il redouble sa compassion, il intercède pour eux envers son Père : " Mon Père ",. lui dit-il, " pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font " ; et aussitôt qu’il est ressuscité, il leur envoie ses apôtres pour les convertir et pour les sauver. Soyons sans cesse attentifs à ce modèle. Imitons cette charité d’un Dieu. Retraçons en nous cette amitié si généreuse, afin qu’ayant été les imitateurs de l’amour de Jésus-Christ, nous soyons aussi les héritiers de sa gloire que je vous souhaite, par la grâce et la bonté de ce même Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

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